l’Intelligence créative, si profondément humaine…

« Je cherche toujours à faire ce que je ne sais pas faire, c’est ainsi que j’espère apprendre à le faire » Pablo Picasso

A l’heure où l’IA fait frémir, de joie ou d’angoisse, on peut s’interroger sur ce qui reste d’humain, de profondément humain…
L’intelligence créative est-elle ce territoire où la machine n’a pas encore de sauf-conduit ? Je vous propose dans cet article d’y regarder de plus près !


En préambule à une définition systémique de l’intelligence créative, je vous propose de plonger dans l’histoire de Picasso et de ses « demoiselles d’Avignon », ou comment passe-t-on du « bordel » à la reconnaissance mondiale et intemporelle ?

En 1904, Picasso s’est installé à Montmartre. Il est déjà bien entouré : des artistes, des amateurs d’art et des galeristes le fréquentent et lui assurent un début de reconnaissance. Mais en 1906, il semble qu’il tourne en rond dans ses sources d’inspirations et ses couleurs premières… Sa période rose touchant à sa fin, il cherche une voie. A l’occasion d’une retraite dans un village espagnol isolé, il va peindre « le bordel d’Avignon », rebaptisé pudiquement une dizaine d’années plus tard « les demoiselles d’Avignon ». Ce tableau qui, après le scandale de ses débuts puis son huis-clos pendant 20 ans, est considéré 100 ans plus tard comme une œuvre fondamentale, non seulement dans le grand œuvre de Picasso mais dans le mouvement cubiste à venir et dans l’art du XXe siècle. Le processus de création de cette œuvre, qui s’étend sur les 30 années qui séparent sa première exposition intimiste à Paris et sa présentation au grand public par le MOMA après son acquisition en 1937, est passionnant. Il illustre particulièrement bien ce qu’intelligence créative veut dire…

La gestation de l’oeuvre n’a rien à voir avec les quelques secondes nécessaires à l’IA : durant l’année 1906, il faut 9 mois et 800 études préparatoires pour la première étape de sa réalisation. Devant sa toile en progression, Picasso ne se tient pas seul. Elle est le support d’un dialogue avec d’autres toiles de Maitres parmi lesquelles « le bain turc d’Ingres, montrée pour la première fois en 1905 au Louvre, les baigneuses de Cézanne ou même le « bonheur de vivre », fraichement produite par son ami et pourtant rival, Matisse. D’autres sources d’inspiration vont venir s’y croiser : sculpture ibérique primitive vue au Louvre, sculpture romane catalane côtoyée dans le village où il travaille, statuaire africaine qu’il collectionne depuis plusieurs années…

Inspirée du souvenir des prostituées de la rue d’Avignon à Barcelone, dans le quartier où jeune peintre il achetait ses couleurs, il va faire ici toute une série de gestes décisifs.
Les corps nus des femmes y sont représentés « platement », sans ombres ni perspectives. Les visages y sont simplifiés, voire décomposés. Cela laisse perplexes, voire inquiète, ses amis, pourtant membres de l’avant-garde de l’époque, à qui il montre son tableau encore à l’atelier ; faisant dire au peintre André Derain « un jour, nous apprendrons que Picasso s’est pendu derrière la grande toile ».

En 1908, la puissance de ce geste précurseur se transforme en séisme dans le monde de l’art. Le critique L. Vauxcelle  va employer le terme de « cubisme ». Un mouvement est lancé… Mais pas encore visible !

La toile se reformule, et Picasso persiste et signe ! Jeune et plutôt désargenté, Picasso avait pris l’habitude de recouvrir ses toiles pour les réutiliser. Plus tard, même à l’aise financièrement, il gardera cette habitude, comme on le voit dans le film « le mystère Picasso » réalisé par G. Clouzot en 1956. Ainsi, dans la scène originelle, 2 hommes se tiennent là sur la toile. Ils vont en être « chassés », au profit d’une composition qui met toute la lumière sur les femmes, transformant dira-t-on le spectateur en « voyeur ». Une belle façon d’assumer encore plus son sujet !
Le cheminement qu’il suit dans toute cette gestation laisse des traces dans le tableau lui-même. A gauche, les premières femmes gardent un ancrage dans son style précédent. Mais au fur et à mesure que le regard se déplace vers la droite, la rupture s’amorce et s’affirme : le cubisme est là sous nos yeux, incarné.

Le tableau finit par être montré au public en 1917, présenté sous un nom plus consensuel dans un salon parisien. Mais c’est en 1920 qu’André Breton en fait une référence pour le mouvement surréaliste naissant. Il convainc d’ailleurs le collectionneur mécène J.Doucet d’en faire l’acquisition, à la raison « qu’on y entre de plein pied dans le laboratoire de Picasso et que c’est le nœud du drame, le centre de tous les conflits qu’à fait naître le peintre et qui s’éterniseront ». A la mort du collectionneur, la toile sera achetée en par le Museum of Modern Art de New York et elle s’y trouve encore aujourd’hui.

Ainsi, cette toile a connu une longue gestation et plusieurs « reformulations ». On peut dire que le temps lui aussi a fait son œuvre, y compris sur Picasso lui-même qui doit sans doute sa carrière à ce que ce tableau lui a permis d’apprendre.

Et nous, qu’apprenons-nous de cette histoire ?

L’intelligence créative est difficile à résumer ! Elle est constituée d’ingrédients très divers assemblés dans un système complexe ! On peut cependant distinguer 4 grandes catégories dans ce système :

  • L’ouverture
  • La capacité holistique
  • L’intelligence émotionnelle
  • La méta cognition

L’ouverture est un mélange de curiosité et de tolérance, menant à l’envie de découvrir, de comprendre, d’apprendre. Elle est le terreau de la liberté d’esprit, entretient la capacité à se remettre en question et à sortir des cadres existants.

La capacité holistique s’approche de ce qui est parfois évoqué sous le terme de « cerveau droit ». Elle s’appuie sur des capacités de perception aiguisées : savoir utiliser tous ses sens, piloter son attention, capter des signaux faibles, pressentir, activer l’intuition, le flair… Elle passe aussi par une bonne capacité à se relier aux autres : situer sa « création » dans un contexte plus vaste, intégrer la cocréation dans son travail. Enfin, elle suppose une agilité mentale entrainée : Associer, connecter, synthétiser, renverser…

L’intelligence émotionnelle pourrait faire en soi l’objet de tout un article. Celui-ci viendra d’ailleurs prochainement ! On peut déjà dire que celle-ci a à voir avec la perception et la gestion de ses émotions. Cela permet de « faire avec » celles qui jalonnent son processus créatif plutôt que de les subir. L’intelligence émotionnelle suppose une bonne tolérance à l’inconnu, au flou, à l’ambiguïté, à l’imprévu. Elle développe la capacité à « s’exposer ». Pour cela, il est nécessaire de savoir  se distancier, se détacher, développer son assertivité et sa capacité à assumer ensuite ce qu’il advient. Elle ne va pas sans des qualités que d’ailleurs elle entraîne : le courage, la persévérance et la ténacité qui permettent de tenir bon, recommencer, intégrer l’erreur ou l’échec, tenir l’effort, dépasser la difficulté ou l’épreuve. Enfin, c’est elle qui, au-delà de toutes les autres, nous permet de rebondir, nous remettre en route et en mouvement, sortir d’une impasse et…saisir l’impromptu !

La méta cognition ou apprendre à apprendre
On parle parfois « d’Intelligence du processus ». Il est ici question de prendre de la hauteur, de se placer dans une position « méta » d’où l’on peut développer une vision des éléments et des connexions à l’œuvre.
Au final, cet aspect entre en résonnance avec le premier, dans une spirale vertueuse qui renforce notre capacité à articuler, trouver une synergie entre différents niveaux logiques : la vision, le faire, l’intuition, la vérification. Et c’est peut-être là le cœur de l’intelligence créative.

En conclusion, on mesure à quel point l’intelligence créative ne se résume pas à un talent inné ou à une inspiration subite venue d’ailleurs… Et pour laisser à Picasso le dernier mot : « l’Inspiration existe, mais elle doit vous trouver au travail ».